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Intensifier la décarbonisation grâce à l’énergie nucléaire

Eric Ingersoll, Kirsty Gogan

Kirsty Gogan est la co-fondatrice et directrice d’Energy for Humanity, ONG environnementale ciblant la décarbonisation intensive à grande échelle et l’accès à l’énergie.

Le monde est très loin de remplir les objectifs climatiques de l’Accord de Paris, qui consistent à faire en sorte que la température à la surface du globe n’augmente pas plus de 1,5 °C à 2 °C d’ici 2050. Selon les projections actuelles, les combustibles fossiles constitueront toujours la majorité de l’énergie utilisée à travers le monde d’ici à 2050.

Si l’augmentation de la température dépassait 1,5 °C, il faudrait peut-être se résoudre à des retombées climatiques comme le déplacement de millions de personnes en raison de l’augmentation du niveau de la mer et l’exposition de millions d’autres à des vagues de chaleur extrême, ainsi qu’à des répercussions majeures sur la biodiversité : disparition d’espèces, fonte de la banquise arctique et perte de la quasi-totalité des récifs coralliens.

Si cette augmentation dépassait 2 °C, il est possible que la moitié de la population mondiale soit exposée à une « chaleur mortelle » en été, que les nappes glaciaires de l’Antarctique s’effondrent, que les sécheresses s’aggravent considérablement et que le désert du Sahara s’étende à l’Europe du sud. Les disponibilités alimentaires mondiales pourraient être menacées, provoquant des migrations humaines massives et induisant un risque croissant d’effondrement de civilisations.

Eric Ingersoll, directeur de la technologie chez Energy for Humanity, est aussi conseiller stratégique et entrepreneur spécialisé dans la commercialisation des nouvelles technologies de l’énergie.

Les filières énergétiques actuelles, même celles qui incluent un développement à grande échelle des énergies renouvelables, poussent le monde vers des effets climatiques catastrophiques, la température risquant fortement d’augmenter de 4 °C. De larges zones de la planète pourraient alors devenir inhabitables.

La « Flexible Nuclear Campaign » de l’initiative ministérielle sur l’énergie propre que nous avons fondée ensemble explore le rôle élargi que l’énergie nucléaire peut jouer pour réduire les risques liés à la transition énergétique. Dans le présent article, nous allons exposer deux manières possibles d’intensifier la décarbonisation grâce à l’énergie nucléaire.

La première consiste à étendre la contribution de l’énergie nucléaire à la production d’électricité grâce à une combinaison de réacteurs avancés et de capacités de stockage de l’énergie thermique, l’idée étant de venir compléter les énergies renouvelables dans les futurs réseaux électriques.

La seconde consiste à contrer l’utilisation du pétrole et du gaz, qui constituent actuellement les trois quarts de la consommation d’énergie, en fournissant à grande échelle et à bas prix de l’hydrogène produit au moyen de l’électronucléaire.

Pour que le déploiement de l’énergie nucléaire atteigne l’ampleur et les niveaux requis et pour pouvoir en assumer les coûts, il faut changer d’orientation. L’industrie nucléaire doit s’y consacrer et faire preuve de créativité ainsi que d’esprit d’innovation dans les domaines technique et économique, comme le secteur des énergies renouvelables a su le faire.

Comment un modèle de production industrielle doté des caractéristiques suivantes : volume important, faibles coûts, déploiement rapide et attractivité commerciale, pourrait-il permettre aux technologies nucléaires de contribuer aux objectifs de la neutralité carbone et d’une énergie durable pour tous d’ici à 2050 ?

La flexibilité, un atout du nucléaire dans les futurs réseaux électriques

Notre étude récente sur les exigences en matière de performance et de coûts auxquelles doivent se tenir les centrales nucléaires de pointe, menée dans le cadre du « ARPA-E’s MEITNER Program » des États-Unis, définit les normes du marché applicables aux fabricants de réacteurs avancés qui s’emploient à concevoir des produits utiles à des prix compétitifs afin de les commercialiser au début des années 2030.

Elle définit les caractéristiques en termes de prix et de performance exigées des propriétaires de centrales nucléaires et des investisseurs, ainsi que de la société en général, afin de pouvoir disposer à un prix abordable de futurs systèmes électriques fiables, résistants, flexibles et, par-dessus tout, propres. Selon nos observations, la demande de réacteurs avancés dont les coûts s’établiraient à moins de 3 000 $ É.-U./kW sera forte. Combiner centrales nucléaires et stockage de l’énergie thermique permet au nucléaire d’être une ressource de premier ordre, du fait de la création de précieuses capacités de stockage d’énergie supplémentaires, et d’apporter une valeur ajoutée à un tel système énergétique. Pour les exploitants du réseau, les spécialistes de la modélisation des systèmes énergétiques et les décideurs, ce schéma montre l’intérêt des technologies nucléaires flexibles, non seulement pour la réduction des émissions mais aussi pour la diminution de l’ensemble des coûts dans tout le système énergétique.

Combustibles synthétiques à base d’hydrogène

Pour parvenir à réduire les émissions au rythme et à l’échelle requis, tout en développant l’accès à l’énergie et en stimulant la croissance économique à travers le monde, il faut que les substituts de combustibles carboneutres et à émissions nulles soient aussi performants que les combustibles fossiles à un prix aussi compétitif.

La production nucléaire d’hydrogène sans émissions peut rivaliser en prix avec d’autres méthodes de production sans dioxyde de carbone (CO2) ainsi qu’avec le réformage à la vapeur de gaz naturel à bas prix (Allen et al. 1986 ; BloombergNEF 2020 ; Boardman et al. 2019 ; Gogan and Ingersoll 2018 ; Hydrogen Council 2020 ; IEA 2019b ; NREL 2019b ; M. Ruth et al. 2017 ; Yan 2017). Même les centrales nucléaires classiques coûteuses des débuts, présentes dans l’Union européenne et aux États-Unis, peuvent produire de l’hydrogène propre à des coûts comparables à ceux des ressources éoliennes et solaires actuelles, avec de bons facteurs de capacité.

De l’hydrogène produit à grande échelle et à faible coût permettrait de décarboner les secteurs de l’aviation, du fret, de la fabrication du ciment et de l’industrie, à condition qu’il puisse rivaliser avec le pétrole bon marché. Pour ce faire, le prix à atteindre est estimé à environ 0,90 $ É.-U./kg.

Selon les projections actuelles, le prix de l’hydrogène généré par des énergies renouvelables tomberait à 2 $ É.‑U. d’ici à 2030, voire à un niveau encore inférieur d’ici à 2050. La baisse des prix est entravée par des facteurs de capacité faibles même si les coûts d’investissement dans les énergies renouvelables devraient continuer de diminuer.

Les centrales nucléaires actuelles pourraient fournir de l’hydrogène propre pour moins de 2 $ É.-U./kg, prix qui pourrait tomber à 0,90 $ É.-U./kg, éventuellement d’ici à 2030, grâce à une nouvelle génération de réacteurs modulaires avancés.

Si elle veut être le moteur d’une forte augmentation de la production d’hydrogène propre, l’industrie nucléaire va devoir modifier ses modèles d’exécution de projets et de croissance pour passer à une plus grande échelle et fournir de la chaleur, des combustibles et de l’électricité propres. Pour ce faire, il faudra continuer de se concentrer au maximum sur la réduction des coûts, l’amélioration des performances et les rythmes de déploiement, ces facteurs ayant permis aux énergies renouvelables d’engager la conversion du système énergétique mondial.

Il est possible de diminuer radicalement les coûts à court terme en se détournant des projets de construction classiques pour favoriser des environnements de fabrication à haut rendement de réacteurs avancés, comme les chantiers navals ou les « giga-usines » à hydrogène, raffineries de nouvelle génération situées sur des friches industrielles, comme les grandes raffineries côtières de gaz et de pétrole.

Ce changement va diminuer considérablement le coût de l’hydrogène propre et de la production de combustible synthétique. Les chantiers navals de pointe, qui ont déjà de gros moyens de fabrication, peuvent les mettre au service de la construction sur mesure d’installations de production d’hydrogène.

Les giga-usines et les centrales nucléaires offshore fabriquées sur des chantiers navals pourraient remettre le monde sur la voie des objectifs de réchauffement de 1,5/2 °C inscrits dans l’Accord de Paris. Cette action vigoureuse en faveur de la décarbonisation peut être menée à une échelle spatiale restreinte, ce qui permettrait de réserver de vastes portions de territoire au ré-ensauvagement et à la régénération des écosystèmes naturels, à l’opposé de l’« étalement » associé aux développements industriels des énergies renouvelables à l’échelle d’un pays.

En appliquant ces modèles, le passage en trente ans d’une consommation actuelle de 100 millions de barils de pétrole par jour à l’équivalent en combustibles de substitution propres peut être réalisé à un coût bien inférieur : 17 milliards de dollars É.-U. au lieu des 25 milliards de dollars É.-U. requis pour maintenir les flux de pétrole jusqu’en 2050. Le contraste est encore plus marqué avec les 70 milliards de dollars É.-U. que coûte une stratégie fondée sur les seules énergies renouvelables.

Grâce à ces modèles modifiés, l’énergie nucléaire peut décarboner l’économie à un coût inférieur à celui requis pour une utilisation continue des combustibles fossiles. Cependant, cette transition ne s’amorcera que si les pouvoirs publics et d’autres acteurs prennent des mesures d’urgence pour réduire les coûts, accélérer l’innovation et intensifier les opérations de déploiement. L’énergie nucléaire doit faire partie intégrante des initiatives de décarbonisation mondiales.

09/2020
Vol. 61-3

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