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L’hydrologie isotopique au service d’une exploitation durable des eaux souterraines en Afrique du Nord

Joanne Liou

Le Centre national marocain de l’énergie, des sciences et des techniques nucléaires (CNESTEN) joue un rôle clé dans l’utilisation des techniques isotopiques en Afrique et au Moyen-Orient. (Photo : CNESTEN)

Les ressources en eau douce sont plus vastes qu’on ne pourrait le croire. Par-delà les rivières, lacs et glaciers que nous voyons, des eaux souterraines, cachées dans les entrailles de la Terre, échappent souvent à notre regard.

Ces eaux s’infiltrent dans le sol, le sable et la roche, puis reposent dans les aquifères et se déplacent lentement à travers eux. Elles représentent 99 % des ressources en eau douce de la planète et, d’après l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), près de la moitié de la population urbaine mondiale en dépend – une dépendance qui ne devrait aller qu’en augmentant, au vu des effets du changement climatique.

La volatilité des précipitations et la fréquence des événements météorologiques extrêmes, tout comme les problèmes engendrés par la pollution et l’agriculture intensive, perturbent la répartition et limitent la disponibilité des ressources en eau, explique Yuliya Vystavna, spécialiste de l’hydrologie isotopique à l’AIEA. Les conséquences sont d’autant plus lourdes dans les régions arides et semi-arides d’Afrique, qui enregistrent de forts taux d’évaporation et peu de précipitations, et qui sont largement tributaires des ressources en eaux souterraines. « Pour surmonter ces difficultés et le manque d’eau, nous devons comprendre les ressources dont nous disposons et les gérer d’une manière durable », ajoute-t-elle.

La gestion des eaux souterraines gagne en importance, à la fois parce que le niveau des nappes souterraines chute au fil de l’année à cause de la variabilité climatique, et parce que la pollution par les nitrates et la salinisation par l’intrusion d’eau de mer posent des risques en ce qui concerne la qualité.
Rim Trabelsi, directrice au Laboratoire tunisien de radio-analyses et environnement (LARAE)

Dévoiler les caractéristiques des eaux souterraines

L’Afrique du Nord, qui abrite le désert du Sahara, est l’une des régions les plus sèches du monde. Tout au nord du continent africain, la Tunisie souffre de la variabilité des précipitations et compte parmi les pays méditerranéens les moins fournis en eau, indique Rim Trabelsi, directrice du Département de génie géologique et membre du Laboratoire tunisien de radio-analyses et environnement (LARAE) de l’École nationale d’ingénieurs de Sfax (ENIS) « Les eaux souterraines sont donc vraiment la ressource la plus fiable pour le développement durable de la Tunisie, et la population en dépend de plus en plus. »

L’utilisation accrue de ces ressources montre qu’il est nécessaire de mieux comprendre les liens entre la recharge et la décharge des eaux souterraines, soit le trajet de l’eau entre la surface et le sous-sol, et le trajet inverse. « La gestion des eaux souterraines gagne en importance, à la fois parce que le niveau des nappes souterraines chute au fil de l’année à cause de la variabilité climatique, et parce que la pollution par les nitrates et la salinisation par l’intrusion d’eau de mer posent des risques en ce qui concerne la qualité », explique Mme Trabelsi.

En analysant les isotopes de l’eau, les scientifiques peuvent formuler des conseils sur la manière de protéger et de gérer cette ressource. La quantité d’isotopes stables présents naturellement dans l’eau, et d’autres substances, sert à déterminer l’origine, les mouvements, la qualité et l’âge de l’eau, ainsi qu’à recenser les sources de contamination. L’âge de l’eau, mesuré par la concentration de certains isotopes, par exemple, peut aller de quelques mois à des millions d’années. C’est une donnée clé pour anticiper la présence de contaminants et comprendre la vitesse à laquelle les aquifères se rechargent.

Les eaux souterraines « jeunes » peuvent être réalimentées par les eaux de surface issues des précipitations mais peuvent également subir les effets de la pollution et du changement climatique, précise Mme Trabelsi, tandis que les eaux souterraines plus anciennes, dont la recharge est bien plus longue, sont moins exposées à ces phénomènes.

Renforcement des capacités analytiques

Comme dans tant d’autres domaines scientifiques, il faut acquérir des capacités pour pouvoir utiliser les outils d’hydrologie isotopique à des fins d’analyse.

Lorsqu’Hamid Marah a commencé à travailler dans la gestion des ressources en eau au Maroc, dans les années 90, il devait envoyer les échantillons d’eau hors d’Afrique pour les analyses. Aucun laboratoire du continent n’était en mesure d’analyser la teneur en isotopes stables, explique M. Marah, directeur scientifique du Centre national marocain de l’énergie, des sciences et des techniques nucléaires (CNESTEN). « Grâce à l’AIEA, les capacités se sont renforcées au fil des ans, et nous disposons aujourd’hui en Afrique de plusieurs laboratoires capables de faire des analyses isotopiques fiables. »

Le programme de coopération technique et les projets de recherche coordonnée de l’AIEA permettent de diffuser les outils d’hydrologie isotopique sur le continent, pour que les scientifiques puissent exploiter durablement les ressources en eaux souterraines. Ces dix dernières années, près de la moitié des projets d’adaptation au changement climatique de l’AIEA, y compris les projets de gestion des ressources en eau, ont eu lieu en Afrique. Des pays tels que le Maroc et la Tunisie jouent un rôle de premier plan dans l’utilisation des techniques isotopiques sur le continent et au Moyen-Orient.

En 2009, le LARAE et le CNESTEN ont rejoint la liste des centres régionaux désignés, et en 2015, le CNESTEN est devenu un centre collaborateur de l’AIEA, spécialisé dans l’analyse et la gestion des ressources en eau. L’AFRA, ou Accord régional de coopération pour l’Afrique sur la recherche, le développement et la formation dans le domaine de la science et de la technologie nucléaires, est un accord intergouvernemental entre les pays d’Afrique qui vise à renforcer et à élargir la contribution de la science et de la technologie nucléaires au développement socioéconomique du continent. Le LARAE et le CNESTEN forment régulièrement des scientifiques de toute l’Afrique et du Moyen-Orient et ont procédé à des centaines d’analyses isotopiques pour des études hydrologiques nationales et des projets appuyés par l’AIEA visant à résoudre les problèmes de disponibilité et de qualité de l’eau liés aux aquifères et aux bassins.

Dans le cadre d’une étude menée en 2020, le LARAE a analysé des échantillons d’eaux souterraines provenant d’un aquifère au centre-ouest de la Tunisie pour des mesures chimiques et isotopiques. Au cours des dernières décennies, l’essor et le développement de l’agriculture irriguée se sont traduits par un appauvrissement des ressources en eaux de surface. L’étude, appuyée par l’AIEA dans le cadre d’un projet de recherche coordonnée, a permis de vérifier si les eaux souterraines se prêtaient à la consommation et à l’irrigation, et de recenser les facteurs influençant la salinité. Ses résultats ont été publiés dans la revue Agriculture, Ecosystems & Environment en juin 2021.

Le Colloque international de l’AIEA sur l’hydrologie isotopique, qui se tiendra à Vienne du 3 au 7 juillet 2023, sera l’occasion d’en apprendre davantage sur les ressources en eaux souterraines et leur rôle dans l’adaptation au changement climatique et l’atténuation de ses effets.

12/2022
Vol. 63-4

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